samedi 31 août 2013

L'erreur d' Engelbart : privilégier l'efficacité au détriment de l'utilisabilité

J'avais promis un retour sur la vision de Doug Engelbart qui a guidé toute sa vie de chercheur (cf. article précédent de ce blog).
Doug Engelbart est incontestablement une figure majeure de l'histoire de l'informatique, mais, il faut le reconnaître, s'il a été un inventeur de génie, s'il a su tirer le meilleur de la technologie, il s'est totalement trompé sur les capacités et les motivations humaines.

Alan Kay, autre acteur exceptionnel de l'informatique, a expliqué l'erreur d'Engelbart en une phrase : "Engelbart, for better or for worse, was trying to make a violin…most people don’t want to learn the violin" ("Engelbart, pour le meilleur ou pour le pire, essayait de fabriquer un violon ... la plupart des gens ne veulent pas apprendre le violon").

Comme je l'écrivais dans l'article précédent, "Toute sa vie, Engelbart a cherché à concevoir des outils améliorant la communication et la collaboration humaine pour permettre à l'humanité de résoudre des problèmes toujours de plus en plus complexes". Engelbart pensait que l'utilisateur, pour tirer au mieux profit de ces nouveaux systèmes informatiques, serait prêt à passer de longue heures à apprendre à les utiliser de façon performante. C'est là qu'il s'est trompé.
Chorded keyboard, clavier et souris du système NLS.
La phrase d'Alan Kay est très juste, j'emploierais plutôt la métaphore du piano car Engelbart pensait que l'utilisateur apprendrait tous les accords possibles (31 au total) du chorded keyboard pour saisir du texte et apprendrait à combiner un accord sur ce clavier avec un appui sur les boutons de la souris pour entrer une commande dans le système NLS. Dans les faits, seul Engelbart a dû faire cet effort d'apprentissage pour contrôler son système.

Pour Engelbart, comme d'ailleurs pour ses contemporains, dans les années 60 et 70, la priorité était d'avoir une interaction performante, efficace, ce n'est qu'à partir des années 80 que l'utilisabilité est devenue la priorité des concepteurs d'interaction.
Dynabook (Alan Kay, Xerox PARC, 1972)
Sur ce point Alan Kay, encore lui, fait figure d'exception, en proposant Dynabook en 1972 dans un article intitulé "A Personal Computer For Children Of All Ages". Kay avait déjà le souci de l'utilisabilité, mais Dynabook n'était qu'un concept, il n'est donc pas possible de juger réellement son utilisabilité. Dynabbok reste néanmoins l'ancêtre des tablettes, en quelque sorte l'inspirateur du Newton, sorti 20 ans plus tard, ou encore de l'iPad, sorti presque 40 ans après (encore une fois Apple doit beaucoup à Xerox).

Engelbart avait bien compris que les ordinateurs, excessivement rare et incroyablement volumineux dans les années 60, allaient se multiplier, se miniaturiser et se populariser, mais il n'avait pas compris que ce ne serait possible qu'au prix d'une simplification de l'interaction. En passant d'un marché de grands comptes (jusqu'aux années 70) à un marché de masse (à partir des années 80), inévitablement l'interaction homme-machine devait devenir toujours plus simple pour satisfaire un utilisateur de moins en moins disposé à apprendre comment fonctionne son système.
L'erreur d'Engelbart a été de croire que l'accroissement de la complexité des tâches réalisables par les machines allait de paire avec une augmentation de la performance des utilisateurs et une interaction plus experte.

Je terminerai en citant un commentaire brillant de Gene Golovchinsky du FXPAL, disparu en août 2013 qui écrivait en juillet 2013 :
"I think one problem with Engelbart’s argument is the confusion between interface complexity and task complexity. I would argue that the more complex, cognitively demanding the *task* is (running a power plant, landing an airplane, etc.) the more the *interface* has to stay out of the way. One can tolerate interface idiosyncrasies in MS Word much more than in an airplane because the tasks are less demanding and the consequences of malfunction are less severe. This does not argue against the need for skilled operators nor against the need for competent interface design. Appropriate interface design is orthogonal to the complexity of the task, to the sophistication of the user, or to the need to foster learning. While differences in task and operator skill call for differences in interfaces, it does not follow that interfaces should be difficult to use once the user’s skills and task are taken into consideration".

(Je pense qu'un problème avec l'argument d'Engelbart est la confusion entre la complexité de l'interface et la complexité de la tâche. Je dirais que plus la tâche est complexe et exigeante cognitivement (gestion d'une centrale électrique, l'atterrissage d'un avion, etc) plus l'interface doit rester à l'écart. On peut tolérer les particularités de l'interface dans MS Word bien plus que dans un avion parce que les tâches sont moins exigeantes et les conséquences de dysfonctionnements moins sévères. Cela ne s'oppose pas à la nécessité d'avoir des opérateurs qualifiés, ni à la nécessité d'une bonne conception de l'interface. La conception d'une interface appropriée est orthogonale à la complexité de la tâche, à la sophistication de l'utilisateur, ou à la nécessité de favoriser l'apprentissage. Si des tâches ou des opérateurs différents appellent des interfaces différentes, ça n'implique pas que les interfaces doivent être difficiles à utiliser une fois les compétences et les tâches de l'utilisateur prises en considération)


dimanche 4 août 2013

Douglas Engelbart : une petite souris pour l'homme et une grande vision pour l'humanité

Comme toute discipline, l'informatique connait quelques vedettes, connues de tous, comme Steve Jobs, Bill Gates ou Mark Zuckerberg.
Pas mal de personnalités qui ont joué ou jouent un rôle important en informatique sont déjà bien moins connues comme Steve Wozniak, Steve Ballmer (ça fait beaucoup de Steve), Eric Schmidt, Vinton Cerf, Tim Berners-Lee...
Enfin, les acteurs majeurs de la discipline sont totalement inconnus du grand public comme Gordon Moore, Ken Olsen, Mitch Kapor, Ivan Sutherland, Alan Kay, Mark Weiser ou Douglas Engelbart.

Ce dernier a disparu le 2 juillet 2013 à l'âge de 88 ans, c'est l'occasion de rappeler le rôle qu'il a joué en informatique et en particulier dans le domaine de l'interaction homme-machine.
D. Engelbart - Présentation de NLS en 1968

Quand vous demandez à quelqu'un ce qu'a fait Doug Engelbart, il y a peu de chance qu'il vous réponde correctement et si vous demandez qui a inventé la souris, il n'y a pas plus de chance qu'on vous réponse Doug Engelbart.
Pourtant, il y a des milliards de personnes qui utilisent la souris (vous me direz qu'il n'y a pas plus de chance qu'on vous réponde que l'inventeur du réfrigérateur est Carl von Linde) !

En revanche, si vous demandez à un informaticien quel serait son guru ou son modèle, peu vous répondront Steve Jobs, Bill Gates, Mark Zuckerberg, mais sans doute que plusieurs évoqueront Doug Engelbart, et si vous posez la question à un spécialiste de l'interaction homme-machine, c'est peut-être le nom qui reviendra le plus.

Si Doug Engelbart est un modèle pour beaucoup, c'est parce qu'on lui doit bien plus que la souris. En fait, dans les années 60, il a fait prendre à l'informatique le virage des interfaces graphiques. Pour lui, ce type d'interface n'était pas une fin, mais un moyen de réaliser sa vision.  Il voulait concevoir un système capable d'améliorer les capacités cognitives humaines. Cette vision avait une origine précise, c'était le projet Memex (MEMory EXtender) développé par Vannevar Bush dans les années 40.

Memex était un concept d'ordinateur analogique (les ordinateurs numériques n'existaient pas encore) permettant de naviguer dans une grande quantité de documents sous forme de microfilms (en quelque sorte un précurseur de l'hypertexte), pour Bush, c'était une forme d'extension de la mémoire humaine.
Doug Engelbart avait passé une partie de son service militaire aux Philippines en tant qu'opérateur radar, s'ennuyant passablement, il avait lu l'article As We May Think publié en 1945 par Vannevar Bush dans Life magazine qui décrivait le projet Memex.

En 1959, Engelbart entre au Stanford Research Institute (aujourd'hui SRI International), en 1961, il créé l'Augmentation Research Center (on retrouve dans le nom la notion d'augmentation des capacités humaines) au sein duquel il dirige jusqu'en 1968 le projet NLS (oN Line System) qui peut être vu comme la réalisation numérique du projet Memex de Vannevar Bush.

C'est le 8 décembre 1968, à San Francisco, lors d'une démonstration faite par Doug Engelbart que le monde informatique découvrira le projet NLS. Le côté spectaculaire, pour l'époque, de cette démonstration fit que depuis elle est appelée "la mère de toutes les présentations" (the Mother of All Demos). Ce premier one man show de l'histoire de l'informatique (il reçut une ovation debout) préfigura les fameuses keynotes de Steve Jobs.

Le travail d'Engelbart, dans les années 60, ne se résume donc pas à l'invention de la souris mais à la conception et la réalisation du système NLS qui est en quelque sorte l'ancêtre des interfaces graphiques, de l'hypertexte et des ordinateurs en réseau. La démonstration aborde des sujets révolutionnaires,pour l'époque, comme le traitement de texte, le courrier électronique, la travail coopératif et la vidéoconférence.
Quand les ordinateurs de l'époque en sont encore aux cartes perforées, aux écrans en mode caractère, NLS utilise un écran graphique, une souris et un clavier à accord.

En quoi le projet NLS est exceptionnel, quelles leçons pouvons-nous en tirer aujourd'hui ?

  • NLS est d'abord un projet qui a réussi car il était dans un écosystème favorable (bon financement,  liberté d'engager une petite équipe, carte blanche pour une recherche sur Augmenting Human Intellect, pas de contraintes administratives).
  • NLS a réussi également car son concepteur avait une vraie vision à long terme forgée 15 ans plus tôt (en rupture avec les ordinateurs de l'époque et poursuivant la quête d'augmentation des capacités humaines).
  • NLS a réussi car il n'a pas cherché à améliorer un peu les caractéristiques des systèmes de l'époque, mais a cherché à les changer radicalement (il n'a pas essayé d'afficher mieux les caractères à l'écran mais à afficher des symboles manipulables directement).
  • Engelbart, à la fin de la 2e guerre mondiale, constatait que le monde changeait, que les problèmes à résoudre étaient plus complexes, il pensait donc qu'il était urgent de trouver une solution technologique pour augmenter nos capacités cognitives.
  • Engelbart qui, militaire, avait travaillé sur des consoles radar, avait trouvé logique d'utiliser un écran graphique et un dispositif de pointage alors qu'un informaticien "normal" n'aurait certainement jamais eu ces idées "saugrenues".
Que pouvons-nous dire de plus sur cette fameuse souris ?
Souris de Doug Engelbart réalisé par Bill English en 1963
Souris de Doug Engelbart
réalisé par Bill English en 1963
Souris 3 boutons utilisée en 1968
Souris 3 boutons utilisée en 1968
Clavier à accord, clavier qwerty, souris
3 dispositifs d'entrée du système NLS
Test d'un dispositif
actionné au genou
  • Elle apparaît dans le projet NLS en 1963, elle fait l'objet d'un dépôt de brevet du SRI en 1967 (enregistré en 1970) sous le nom de dispositif de position x,y pour écran  (x,y position indicator for a display system). Engelbart en a l'idée en 1961 alors qu'il "révasse" en assistant à une conférence sur l'informatique graphique. Il imagine deux roues qui en se déplaçant sur une surface mesureraient une distance comme le fait un planimètre.
  • En bon chercheur Engelbart comparera pas mal de solutions  de contrôle du curseur à l'écran, déjà existantes ou développées par son équipe : des pédales, un dispositif actionné par le genou, un Graficon (tablette graphique de BBN), un stylo optique ou encore un joystick. En terme de précision et de vitesse, la souris d'Engelbart l'emporta largement. La souris n'est donc pas le 1er dispositif de pointage (le stylo optique, le joystick ou le trackball sont plus anciens), mais le plus efficace dans un contexte d'ordinateur de bureau.
  • Engelbart n'a pas choisi la souris pour son utilisabilité, son côté intuitif, mais seulement pour son efficacité. En fait l'usage de la souris n'est en rien intuitif et encore moins celle du système NLS qui avait 3 boutons.
  • Engelbart voulait utiliser au mieux les capacités humaines, en particulier exploiter au mieux les 5 doigts de chaque main. Il a donc réalisé des souris avec 3 ou 5 boutons. Il a trouvé que 3 boutons pouvaient suffire. Xerox a repris ce type de souris sur l'Alto en 1973, puis Xerox a proposé une souris avec 2 boutons sur le Star en 1981, avant qu'Apple en 1984 ne sorte une souris à un bouton sur le Macintosh (ce qui montre que la première solution n'est jamais la plus simple).
  • Engelbart avait le souci de la performance bien plus que de l'utilisabilité, pour entrer efficacement du texte, il comptait sur un clavier à accord (chorded keyboard). Il était aussi fier de ce clavier que de sa souris. Il pensait que l'utilisateur ferait l'effort d'apprendre à utiliser ce type de clavier très efficace qui permettait d'entrer un caractère par un simple accord (un appui simultané sur une à cinq touches du chorded keyboard). Sur ce point, il s'est totalement  trompé, l'utilisateur a adopté la souris, mais le clavier à accord a été rejeté par tous, même des utilisateurs professionnels (un prochain billet sur ce blog développera ce point).
  • Engelbart s'étonnait que le terme souris lancé spontanément ait été immédiatement adopté au sein de son équipe. Il avouait ne plus savoir qui l'avait utilisé en premier. En revanche, le terme bug qui désignait le curseur à l'écran n'a pas survécu au projet NLS.
Pour conclure, Doug Engelbart a inventé une petite souris pour l'homme qui, à l'heure des interfaces tactiles ou gestuelles, n'a toujours pas dit son dernier mot.
Son réel objectif était de rendre l'humain plus performant dans ses activités cognitives. Toute sa vie, il a cherché à concevoir des outils améliorant la communication et la collaboration humaine pour permettre à l'humanité de résoudre des problèmes toujours de plus en plus complexes.

C'est désormais aux grands acteurs de l'informatique d'aujourd'hui de poursuivre cette grande vision pour l'humanité.